La situation des femmes et des filles en Afghanistan s’est gravement détériorée depuis que les talibans ont pris le contrôle du pays en août 2021. Le nouveau régime leur a interdit de fréquenter collèges, lycées et universités, et les a exclues de la plupart des secteurs d’activité.
Les Afghanes doivent également porter le voile intégral en public et ne sont plus autorisées à aller dans les parcs ni dans les salles de gym. Malgré les manifestations, les femmes ont été exclues de la vie publique et elles sont dorénavant privées de leurs droits fondamentaux et de leurs moyens de subsistance.
À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes le 8 mars, Hasht-e Subh s’est entretenu avec Fawzia Koofi, ancienne vice-présidente du Parlement de l’Afghanistan et militante des droits des femmes, pour connaître son point de vue sur la situation des Afghanes et sur ce qui est fait pour l’améliorer.
Fawzia Koofi était l’une des rares femmes membres de l’équipe gouvernementale chargée de négocier avec les talibans en 2020. Fervente défenseuse des droits des femmes, elle a été nominée pour le prix Nobel de la paix. Aujourd’hui exilée, elle est à la tête du parti politique Mouvement pour le changement en Afghanistan.
- Hasht-e Subh: Avec les talibans au pouvoir, les droits des Afghanes sont considérablement restreints, les privant d’accès aux infrastructures de base et de leurs droits humains. Dans ce contexte, peut-on même discuter du concept d’égalité?
- Fawzia Koofi: Absolument pas. L’idée d’égalité en Afghanistan est malheureusement un rêve lointain. Historiquement, les tentatives d’instaurer une forme de justice sociale et d’égalité entre les sexes dans le pays se sont heurtées à des difficultés de mise en œuvre effective, et ces questions n’ont jamais été intégrées aux systèmes politiques. Lors des deux dernières décennies, les gens ont pu exprimer leurs griefs et leurs opinions sur les réseaux sociaux et dans les médias. Mais depuis que les talibans ont pris le contrôle du pays, toute discussion sur la justice ou l’égalité est interdite, et le pouvoir qu’ils exercent n’appartient qu’à eux. Les femmes mais aussi les hommes se voient refuser le droit de s’engager en politique.
- Dans les pays où les femmes bénéficient de meilleures conditions de vie, il a fallu beaucoup d’efforts, de changements dans la loi et les mentalités, pour faire avancer l’égalité des sexes. Quel est votre point de vue sur la situation actuelle des femmes en Afghanistan?
- La lutte pour les droits et l’égalité des femmes dans le monde a été un processus long et difficile. Les lois, les normes culturelles et les structures sociétales ont dû évoluer pour que les femmes soient reconnues comme des citoyennes à part entière. Le 8 mars - date de la Journée internationale des droits des femmes - est consacré à la reconnaissance des luttes qu’ont dû mener les femmes pour obtenir justice et égalité.
L’Afghanistan est toutefois confronté à des défis uniques en raison de sa culture répressive, du manque d’opportunités et des guerres fréquentes. Il est donc difficile pour les femmes de créer un mouvement qui puisse réellement changer la société afghane. Malgré les restrictions qui leur sont imposées par le régime en vigueur, elles doivent voir ces défis comme une opportunité de redéfinir le mouvement des femmes en Afghanistan. Pour que les Afghanes puissent effectivement changer les récits et les traditions nationales, elles doivent comprendre l’importance de l’unité. Nombre des restrictions imposées aux femmes par les talibans au nom de la religion n’ont aucun fondement religieux et sont simplement un moyen d’exercer leur pouvoir. Pour défier ce pouvoir, les femmes doivent s’unir.
- Comment les hommes auraient-ils dû réagir face à cette situation? Auraient-ils dû soutenir les femmes?
- On s’attendait à ce que ceux qui ont été affectés par les restrictions imposées aux femmes, comme les pères de jeunes filles qui ne peuvent pas aller à l’école, forment un mouvement. Mais jusqu’à présent, aucun mouvement civil dynamique n’a vu le jour. Il y a eu quelques réactions récentes, mais elles étaient plus centrées sur le fait que cette question a atteint un point de non-retour. Ceux qui se sont battus pour la cause des femmes dans le passé sont aujourd’hui en prison, mais aucune lutte ne peut être gagnée sans sacrifice.
Le manque d’accès à l’école, à l’université et au travail pour les Afghanes ne nuit pas seulement aux individus mais aussi aux fondements sociaux, aux structures et aux droits des personnes en Afghanistan. Une prise de conscience générale est nécessaire afin que les hommes et les femmes unissent leurs forces pour faire changer les choses. Cependant, il semble que les Afghans n’en sont pas encore là. S’ils ne se mobilisent pas et ne prennent pas leurs responsabilités, ils ne contribueront pas à la construction d’un nouveau système. C’est le peuple qui doit déterminer son propre destin et former un mouvement afin qu’il y ait une alternative au cas où les talibans ne pourraient plus gouverner à l’avenir.
- Selon vous, quel rôle jouent la culture, la religion et la dynamique sociale dans la définition du statut actuel des femmes en Afghanistan? Pensez-vous que certains pans de la société entretiennent le statu quo pour des raisons religieuses et traditionalistes?
- Je ne pense pas qu’une partie de la société afghane soutient les talibans, mais je pense qu’une partie de la société est neutre. Elle est neutre parce qu’elle croit que la situation n’est que temporaire et qu’elle est causée par des facteurs externes. L’Afghanistan ayant été façonné par des éléments extérieurs par le passé, le peuple est devenu méfiant et n’a pas confiance en sa propre capacité à susciter le changement. Historiquement, les changements sociaux étaient soit imposés par des forces extérieures, soit réprimés par les gouvernements.
Par le passé, la façon de penser des talibans était ancrée dans des coutumes et des traditions désuètes. Ces dernières années, on a cependant assisté à un changement de mentalité, notamment dans la région éloignée que je représentais. Les gens sont désormais convaincus que leurs filles doivent aller à l’école. Ils en étaient à se proposer pour réparer les bâtiments scolaires et à demander de l’aide pour trouver un emploi à leurs filles.
Néanmoins, la montée au pouvoir des talibans suscite des inquiétudes quant à une éventuelle régression des avancées sociales et intellectuelles réalisées en Afghanistan ces dernières décennies, amenant les gens à considérer les talibans comme la seule réalité, ne laissant aucun avenir à l’éducation et aux écoles. Il est crucial que nous maintenions nos efforts en faveur du progrès afin d’éviter de croire que les talibans sont la seule option possible.
- Pensez-vous que la communauté internationale considère les talibans comme la seule et unique option?
- Les talibans veulent être perçus comme tels. La communauté internationale pensait qu’il n’y avait pas d’alternative aux talibans ; c’était l’opinion dominante jusqu’à récemment. Cependant, les perceptions sont en train de changer, il est donc primordial de se concentrer sur le changement de climat politique en Afghanistan. On ne peut ignorer à quel point il est important que les filles et les jeunes femmes aillent à l’école et à l’université. L’interdiction visant les femmes n’a aucun fondement religieux et n’est qu’une démonstration de force de la part des talibans. Toutefois, si l’on se concentre uniquement sur l’ouverture de nouveaux établissements d’enseignement sans modifier l’environnement dans lequel ils se trouvent, le problème ne sera que partiellement résolu. Toutes les sources de souffrance doivent être éradiquées. Aussi important que soit le droit à l’éducation des filles, celui-ci ne peut être renforcé tant que l’environnement ne change pas.
- Qu’est-ce qui est mis en œuvre pour faire évoluer cet environnement?
- Notre objectif [au Mouvement pour le changement en Afghanistan] a été d’établir et de soutenir le mouvement des femmes afghanes, tant au niveau national qu’international, en reconnaissant que ce sont les femmes qui subissent la plus grande pression du gouvernement taliban. Le chemin que nous prenons et les objectifs que nous visons doivent être cohérents, même s’il peut y avoir diverses organisations, structures, mouvements et titres liés aux droits des femmes qui opèrent sous différentes formes et différents noms. Notre objectif principal est de rassembler ces groupes et de former un front uni, en particulier avec ceux qui se trouvent à l’extérieur de l’Afghanistan, comme les dirigeants politiques, les leaders de la société civile, les experts, les professionnels des médias et la jeune génération. Ces organisations entendent porter la voix et attirer l’attention du monde entier sur les problèmes des Afghanes, en soulignant les difficultés auxquelles elles sont confrontées et en proposant des solutions concrètes pour l’Afghanistan, ainsi qu’en apportant leur soutien aux femmes du pays.
- Pour finir, quel message souhaitez-vous faire passer?
- J’aimerais que les femmes afghanes comprennent qu’il est normal d’avoir des opinions divergentes sur certaines questions. Si tous les membres d’une même société pensent de la même façon, cela signifie qu’ils ne réfléchissent pas vraiment. Les divergences d’opinion nous permettent d’élargir nos perspectives et de prendre des décisions en connaissance de cause, mais il est important d’énoncer clairement notre position au préalable. Les différences d’opinion ne doivent pas diviser les Afghanes. Au contraire, nous devons nous efforcer d’atteindre un objectif commun et stratégique. Aujourd’hui, les femmes afghanes ont plus que jamais besoin de s’unir en termes de force, d’opinion, de message et de voix. Historiquement, elles ont compté sur les hommes, mais je tiens à souligner que nous sommes capables de faire les choses par nous-mêmes. Les dirigeants politiques et le monde entier doivent faire confiance aux Afghanes, qui font face à de nombreux défis chaque jour. Elles sont capables de prendre les choses en main pour créer le changement et écrire l’histoire.
Les Nations unies ont enjoint le 8 mars dernier les autorités de facto d’Afghanistan à lever les «restrictions draconiennes» imposées aux femmes, relevant que la condition des femmes n’a en effet cessé de se dégrader dans ce pays d’Asie centrale depuis le retour au pouvoir des talibans en juillet 2021.
«L’Afghanistan sous les talibans reste le pays le plus répressif au monde en ce qui concerne les droits des femmes, et il est affligeant d’assister aux efforts méthodiques, délibérés et systématiques qu’ils déploient pour écarter les femmes et les filles afghanes de la sphère publique», a déclaré dans un communiqué Roza Otunbayeva, Représentante spéciale du secrétaire général (RSSG) et chef de la MANUA (Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan).
Depuis août 2021, les autorités talibanes de facto se concentrent presque «exclusivement sur l’imposition de règles qui laissent la plupart des femmes et des filles enfermées chez elles». Selon l’ONU, ces restrictions nuisent aux perspectives de redressement de l’Afghanistan après des décennies de guerre. A noter qu’en septembre 2021, les autorités de facto ont suspendu l’enseignement secondaire des filles. Elles ont ensuite prolongé cette suspension pour une durée indéterminée lorsque les cours ont repris en mars 2022. Selon l’ONU, plus 11 millions de femmes et de filles afghanes auront besoin d’une aide humanitaire cette année. Pourtant, les autorités de facto ont sapé l’effort d’aide internationale sans précédent en interdisant également aux femmes de travailler dans des organisations non gouvernementales, alors qu’elles jouent un rôle crucial dans la fourniture d’une aide vitale.
Interview menée par Haanya Malik