Pierre Labardin est professeur des Universités, La Rochelle Université. Ses recherches portent sur l’histoire de la comptabilité. Elles visent à montrer comment le chiffre comptable est produit, ce qu’il peut représenter et comment il peut influer sur les pratiques de management. Il permet d’interroger la comptabilité, mais aussi des champs connexes comme le management, l’environnement, le marketing, etc. (Ph. P.L.)
En 2021, les entreprises françaises, comme leurs homologues dans les pays occidentaux, ont été portées par la forte reprise pandémique et ont dégagé des profits records: près de 160 milliards d’euros pour les sociétés de CAC 40 contre 100 milliards en 2007, le précédent plus haut historique. Selon une étude publiée fin août, ces résultats ont conduit à une distribution de plus de 44 milliards d’euros de dividendes aux actionnaires au cours du deuxième trimestre de l’année.
Ces chiffres, publiés alors que le pouvoir d’achat des ménages français reste sous tension, ont engendré un débat sur une éventuelle taxation de ces «superprofits». D’un côté, on retrouve ceux qui, à l’instar du ministre français de l’Économie Bruno Le Maire, ignorent ce qu’est un superprofit (terme qui n’a pas de définition reconnue mais qui peut désigner une surperformance liée à une cause externe, comme la hausse des prix pour les énergéticiens ou renvoyer à des profits historiquement jugés à la fois démesurés et immoraux, comme les profits de guerre).
Le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, a quant à lui souligné que ces profits étaient déjà taxés et augmentaient les recettes de l’État. La question est bien de savoir s’ils pourraient/devraient l’être davantage.
De l’autre côté, les oppositions, qui avaient proposé cet été une taxation de ces profits exceptionnels dans le débat sur le projet de loi finances. Leurs amendements ont été rejetés à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Au-delà du cas français, le prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz s’est récemment positionné dans le camp de ceux qui trouvent la taxation légitime. Ces derniers avancent notamment un argument moral pour justifier une telle mesure, faisant notamment le lien entre la générosité des plans de relance et les profits actuels.
Des profits encore plus «super» pour les résultats 2022?
Un argument semble toutefois occulté dans le débat actuel: l’inflation fait gonfler artificiellement les profits. Or, si la hausse des prix à la consommation restait relativement contenue en 2021, année où les superprofits ont été enregistrés, elle atteignait fin août 5,8% en France en rythme annuel en août dernier (9,1% en zone euro). L’effet devrait donc jouer pleinement sur les résultats des entreprises en 2022 qui seront publiés en 2023.
Quel est le mécanisme? Le profit se définit par l’accroissement (et les pertes par la diminution) des capitaux propres, c’est-à-dire les ressources financières d’une entreprise d’une année sur l’autre (hors dette). Or, et c’est le propre de l’inflation, la valeur nominale des capitaux propres diminue d’une année sur l’autre: 100.000 euros de capitaux propres l’année N valent plus que 100.000 euros l’année N+1 puisque l’inflation est venue en rogner la valeur entre-temps.
Ainsi, en période d’inflation, un profit nominal peut correspondre à une perte réelle. Par exemple, pour des capitaux propres de 100.000 euros et une inflation de 10%, tout profit de moins de 10.000 euros constitue une perte réelle. Plus les taux d’inflation montent, plus les profits apparents peuvent donc induire en erreur les parties prenantes en laissant croire à une situation des entreprises meilleure qu’elle n’ait.
Ce cas s’est déjà présenté par le passé et l’histoire des périodes inflationnistes permet d’envisager les conséquences qui pourraient en résulter. En premier lieu, les politiques de versement des dividendes pourraient en être affectées. En effet, une entreprise ne peut servir ses actionnaires qu’en cas de résultat positif. Si les profits apparaissent fictifs comme dans notre exemple précédent, il existe donc un risque de verser des dividendes excessifs qui ne reflètent pas la performance économique réelle de la société.
Le précédent allemand
Un cas exemplaire est celui de l’Allemagne de l’après-Première Guerre mondiale: l’épisode d’envolée des prix entraîna de nombreux profits apparents qui étaient en réalité des pertes. Dans une analyse comptable de la crise hyperinflationniste allemande publiée en 1926, Raffegeau et Lacout avaient collecté les statistiques allemandes concernant le capital de 40 grandes sociétés allemandes entre 1913 (avant la guerre et l’épisode inflationniste) et 1924 (après le rétablissement de l’étalon or pour le mark) qui versaient des dividendes à leurs actionnaires. Or, selon les auteurs, seules 4 entreprises avaient réussi à maintenir leur capital social (le montant des ressources apportées par les associés à la fondation de l’entreprise) et 10 de ces sociétés l’avaient réduit de plus de 90%.
En 1924, le changement de monnaie amena à une politique drastique qui interdit le versement de dividendes avant d’avoir rétabli le capital social au niveau initial, ce qui entraîna semble-t-il une fuite des capitaux hors d’Allemagne. Pour reprendre les qualificatifs des auteurs, «la comptabilité perd son exactitude, sa sincérité et sa véracité».
Le cas allemand est évidemment extrême et loin de se reproduire en France ou dans l’Union européenne dans un tel épisode d’hyperinflation au cours duquel l’augmentation des prix mensuels pouvait dépasser les 50%. Néanmoins, les cumuls d’inflation peuvent amener à la sous-évaluation très forte de certains actifs, par exemple les actifs immobiliers. Achetés parfois plusieurs décennies auparavant, ces actifs peuvent générer une importante plus-value pouvant porter en germes de futurs scandales: la revente à des sociétés-écrans pour capter les plus-values et aboutir à de rapides enrichissements.
Mais la prise en compte de l’effet comptable de l’inflation sur les résultats pourrait également aboutir à une gestion des résultats plus conforme aux performances réelles de l’entreprise, permettant ainsi à certains dirigeants de reprendre l’ascendant sur les actionnaires dans la gouvernance après plusieurs décennies où le court-termisme des actionnaires et des parties prenantes financières a fait beaucoup de mal aux entreprises.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation