×
Echec
Echec Par Ahlam NAZIH
Le 19/04/2024

Devenir médecin, c’est d’abord se vouer à l’humain, se dédier à une cause noble. Devenir médecin, c’est avant tout un don de soi, et c’est aussi rendre service à son pays.

+ Lire la suite...
Recevoir notre newsletter

Le «vol du temps»: questions pour sortir indemne de la pandémie

Par Dr Jacinthe MAZZOCCHETTI - Dr Pierre-Joseph LAURENT - - | Edition N°:6083 Le 01/09/2021
Partager
jacinthe-mazzocchetti-et-dr-pierre-joseph-laurent.jpg

«Extinctions en cascade, maladies, sécheresses, montées des eaux… les effets du changement climatique s’accélèrent et deviendront de plus en plus évidents au cours de ces prochaines décennies, d’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)», rapporte un article de SciencePost, publié peu après la diffusion d’un projet de rapport de l’organisation particulièrement alarmant par l’AFP, en juin dernier.

La pandémie du Covid-19, au regard de ce qui nous attend, semble tout à la fois dérisoire et cataclysmique. Que n’avons-nous pas su saisir des drames précédents? Quels enseignements pouvons-nous tirer de cette crise, de nos difficultés à y faire face, que ce soit sur les scènes nationales ou globalisées? Il est aujourd’hui indispensable d’oser regarder en face ce qui nous sidère à tel point que nous préférons faire l’autruche pour éviter de nous heurter à une violente prise de conscience, alors que nous nous trouvons déjà au cœur de l’urgence.

Comme le dit Julie Hermesse dans un ouvrage collectif d’anthropologues sur la pandémie:
«Ce n’est qu’en considérant que le pire est définitivement certain qu’il est possible de trouver une solution ou une bifurcation. […] L’émergence du Covid-19 et sa propagation ne constituent-elles pas un point de rupture historique qui nous permettrait d’éviter un fatum apocalyptique d’ordre tant socioéconomique qu’écologique?»
Si une seule leçon devait être tirée de cette année singulière, c’est bien celle de notre impréparation. Effrayante, mais peut-être salutaire, impréparation. Réveil indispensable face aux enjeux environnementaux et à la dégradation des conditions d’existence sur l’ensemble de la planète. Notre système économico-politique a montré ici non seulement ses failles, sa violence, ses limites, mais aussi son incapacité à gérer le monde en devenir et les catastrophes dont le présent et l’avenir sont et seront émaillés. Comme l’énonce le militant écosocialiste Daniel Tanuro dans son essai Trop tard pour être pessimistes!:
«La pandémie est un événement historique parce qu’elle jette une lumière crue sur les inégalités et l’incapacité des membres de “l’élite” autoproclamée à assurer la protection de tous.tes».

Dans un ouvrage intitulé Dans l’œil de la pandémie. Face à face anthropologique, paru cette année, nous nous sommes attelés à ces interrogations depuis une position singulière, celle de la discipline anthropologique: nous nous y questionnons sur la manière dont l’anthropologie politique, articulant les dimensions locales et globales avec une attention particulière aux rapports sociaux peut nous aider à comprendre les bouleversements vécus, à penser autrement ce qui nous arrive, à saisir comment les populations font face dans leur diversité, et à penser l’avenir.

Notre réponse se décline en trois niveaux. L’importance d’ethnographier, tout d’abord, c’est-à-dire littéralement de garder trace de façon précise et systématique de cette période singulière. Décrire le quotidien «par le bas», observer depuis nos places d’anthropologues et de citoyens, directement touchés dans nos corps, nos vies professionnelles et privées, nos familles, raconter les oublié·e·s, leur donner la parole afin de saisir les troubles tout autant que les débrouilles et les résiliences. Nous nous sommes en particulier intéressés à la transformation des relations sociales au travers des mises à distance que sont les masques et les écrans, à l’accroissement des inégalités préexistantes, ainsi qu’aux effets de sidération et de colère. Ceux-ci ont pour conséquences notables l’exacerbation des sentiments de défiance et le basculement vers le complotisme. Mais l’anthropologie, c’est aussi comparer à partir d’études de cas fouillées, trianguler pour saisir la complexité et en ce cas précis, aller au-delà des chiffres pour comprendre le poids des contextes et des représentations sociales dans les arbitrages réalisés dans chaque pays entre santé et économie.

Enfin, les cadres de pensée de l’anthropologie politique nous permettent une approche plus globale, visant à réinscrire la pandémie et sa gestion dans une analyse sociétale critique. Chaque période de crise est porteuse de mutations, de changements. Tenter de les repérer, c’est se donner les moyens de ressentir les lignes de force du monde en devenir. L’ouvrage, en plus de proposer une photographie complexe de nos vécus, présente une réflexion sur les potentiels scénarios de sortie de crise, en prenant conscience qu’elle n’est probablement que le sommet de l’iceberg des catastrophes à venir en lien avec les changements climatiques, la montée des inégalités, le vieillissement. Le prix du statu quo (augmentation de la dette, des inégalités, de la défiance, des modes de gouvernement autoritaires…) donne crûment à voir la nécessité de transformation radicale de nos manières d’être.

Le philosophe Pierre Zaoui, dans un article intitulé «Le capitalisme comme vol du temps», s’interroge sur trois types de temporalités suspendues par notre mode de production et de vie capitaliste: «l’utopie, l’immédiat et l’horizon de l’histoire». Voici donc ce qui nous est volé et nous empêche, non pas de ruser et d’agir, mais de comprendre et d’imaginer.

pandemie-083.jpg

«Les températures exceptionnelles ressenties en juin dernier en Amérique du Nord illustrent la manière dont le dérèglement climatique est susceptible de perturber fortement la vie humaine, au même titre que la pandémie. Ici, des habitants de Portland se reposent dans un «centre de refroidissement» (Ph. AFP)

Vol du temps de l’utopie, vol de la possibilité de déconstruire le discours du TINA (There Is No Alternative) – slogan politique couramment attribué à Margaret Thatcher lorsqu’elle était Première ministre du Royaume-Uni. Car il est indispensable de rêver grand pour se projeter à nouveau dans un autre mode de vie que celui de la prédation. Nous avons besoin de petits et de grands récits qui nous portent et ouvrent nos imaginaires. Si l’imaginaire dystopique fleurit, ainsi que les pensées de l’effondrement et les mouvements survivalistes, leurs points communs sont bien souvent l’impossibilité de sortir du gouffre dans lequel nous sommes pris et l’incapacité à inventer un lieu radicalement autre. Lieu qui ne serait ni celui des travers du monde contemporain poussés à leur paroxysme, ni des modalités de survie en situation de catastrophe annoncée. Si l’une des grandes forces des récits dystopiques est de nous confronter au pire, confrontation – comme énoncée en début d’article – indispensable, ils participent à rendre l’imaginaire, ici entendu en termes à la fois politiques et littéraires, prisonnier de la pensée unique. Ce qui se cauchemarde ou se rêve ne trouve plus d’autre lieu que celui dans lequel nous vivons. Vol du temps de l’immédiateté, ensuite. L’enjeu, ici, serait de retrouver le sens de l’urgence, de reprendre conscience que tous les événements ne s’équivalent pas en termes de temporalité d’action, mais aussi d’impact sociétal, de sortir de la course effrénée qui nous empêche de penser et de poser des choix qui ne soient pas uniquement court-termistes.

À ce titre, la pandémie aura tout de même permis un certain retour de l’immédiateté. Confrontés à l’épidémie, agir vite est une obligation. Chose exceptionnelle, les conséquences de l’inaction portent sur l’horizon temporel des élus, sur leurs mandats et leurs responsabilités. En cela, la pandémie a remis en marche forcée les sociétés. Pourtant, Covid-19 ne fait que replacer le problème dans une question de perspective: perspective immédiate pour la pandémie, de long terme pour les questions de justice sociale, d’environnement, de climat. La responsabilité alors peut être postposée, faute de conscience de l’immédiateté de ces urgences.

Vol du temps de l’histoire, enfin. Le nez dans le guidon, nous sommes pris dans la course infernale des échéances, des évaluations et des crises incessantes. Cet enchaînement ininterrompu nous coupe d’une analyse globale d’une part, socio-historique, de l’autre, qui nous permettrait de penser l’avenir. Pourtant, un diagnostic, même rapide, même partiel, de l’état du monde ne peut nous mener qu’à la constatation d’autres catastrophes à venir et à la nécessité de cesser d’être attentistes.

Malgré les mises en garde du GIEC, notamment, qui révèlent au monde le dérèglement climatique et ses conséquences, dans ce domaine, l’inaction ou l’action ne semblent pas avoir d’impact notoire à l’échelle d’un mandat politique. Prises dans une logique anhistorique et court-termiste qui isole les problèmes, incapables de formuler des réponses qui ne soient pas locales face à ces questions globales, les sociétés contemporaines se retrouvent en incapacité d’anticiper, de penser et d’agir sur les dérèglements sociaux, économiques et environnementaux en cours, et sur leurs conséquences multiples.

                                                                       

Le virus, un salutaire coup de fouet?

Dès lors, comment la pandémie, entre traumatisme et coup de semonce, peut-elle nous permettre d’inverser ces dynamiques de «vol du temps»? D’une part, à travers une conscientisation de la nécessité de revaloriser les recherches scientifiques, y compris celles menées en sciences humaines et sociales, qui nous amènent à proposer des scénarios de sortie de crise complexes, mais réalistes, au sein desquels les populations ne sont pas oubliées dans leurs disparités en termes de vécus, mais surtout en termes sociologiques (différences de genre, de classe, d’âge, ethnoraciales…).
Un retour du sens de l’urgence dans les politiques publiques, déjà amorcé lors de la pandémie, est également crucial. Il suppose d’une part une revalorisation des métiers de service (santé, éducation, culture…), et d’autre part un refinancement des secteurs publics. La fulgurance de la pandémie a contraint les décideurs à agir. Ils ont été confrontés à l’impuissance de l’humanité et à des arbitrages majeurs entre l’économie et la protection de la population. La crise sanitaire a ainsi, potentiellement, jeté les bases d’une pensée politique qui articulerait justice sociale, sécurité, climat, vieillissement et migration.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation