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Oui, les jeunes lisent encore… mais différemment!

Par Carine ROUCAN | Edition N°:6495 Le 13/04/2023 | Partager

Carine Roucan est docteur en langue et littérature françaises, qualifiée aux fonction de MCF section 9, membre du GRIC UR4314. Elle est aussi enseignante en littérature, expression et édition, Université Le Havre Normandie

Depuis les années 1990, on s’interroge beaucoup sur les pratiques de lecture des jeunes, déplorant qu’ils se tournent moins vers ce loisir que les générations précédentes. C’est à l’entrée au collège que se produirait un décrochage: le nombre déclaré de livres lus baisse à partir de 11 ans.

Pourtant, le tableau de l’édition jeunesse est loin d’être sombre: en 2020, la valeur des ventes a augmenté de 9,9% et de 16% en 2021, et les achats de livres numériques pour la jeunesse ont augmenté de 44% en 2020, pendant le confinement. La plus forte hausse concerne la littérature pour les enfants, mais les adolescents se sont vus proposer aussi des titres qui correspondent mieux à leur univers, largement transmédia. Pour mieux comprendre comment ces tendances a priori contradictoires peuvent cohabiter, peut-être faut-il revoir nos représentations traditionnelles. Et si les jeunes, plutôt que de lire moins, lisaient en fait différemment? Examinons de plus près ces nouveaux usages.

■ 3h14 de lecture par jour

Si l’on oppose souvent les livres aux écrans, les dernières enquêtes considèrent l’e-book comme un livre à part entière, ce qui permet de mieux évaluer le nombre de livres lus. Cependant, cette prise en compte ne permet pas de considérer l’ensemble des activités littéraires des adolescents, qui peuvent aussi avoir lieu sur écran. Surfer sur Internet peut aussi rimer avec achats de livres et consultation de conseils de lecture.

Mais l’on continue de scinder les deux espaces. L’enquête Ipsos sur les jeunes Français et la lecture indique ainsi que les 7-19 ans lisent 13 minutes de plus qu’en 2016, mais qu’ils passent moins de temps à lire (3h14 par jour en moyenne) que sur les écrans (3h50 par jour en moyenne). Comme les livres numériques ne sont pas très répandus (moins de 10% des ventes totales des éditeurs), l’on n’envisage pas que le temps d’écran puisse s’intégrer aussi dans le temps de lecture.

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Or, si le changement profond qui a touché le monde du livre a été initié par l’e-book, un autre tournant s’est amorcé avec les réseaux sociaux et sous la forme de plateformes de lecture et d’écriture. Côté réseaux, Instagram et TikTok ont pris le relais des vidéos YouTube, noyant ainsi les conseils de lecture dans le flux des posts, de telle façon qu’il est extrêmement difficile de quantifier le temps passé à regarder ces conseils de lecture. Concernant les plateformes, telles que Wattpad et Webtoon pour les plus célèbres, elles sont souvent omises par les jeunes eux-mêmes quand on leur demande combien de temps ils consacrent à la lecture, et ne sont pas comptées dans les ventes de livres même numériques, alors qu’elles sont centrées sur la création et le partage d’histoires.

Cette plateformisation du monde du livre s’inscrit dans le nouvel écosystème culturel qui s’efforce d’attirer les adolescents en misant sur la gratuité, la personnalisation des contenus et une offre pléthorique, tout cela leur assurant de trouver des textes qui leur plaisent et à la hauteur de leurs moyens financiers. Cet hyperchoix gratuit attire également parce qu’il se pratique sur des écrans tactiles: le geste digital provoque une intimité avec le récit que l’on adapte à soi-même, dans sa mise en page et sa disposition, dans les choix faits parmi ceux de l’algorithme, comme un prolongement de soi.

■ Sick-lit, New Romance, Fantasy… Des genres plébiscités par les jeunes

Il ne faudrait pas croire que ce n’est qu’une vaste entreprise de séduction: ces plateformes transforment les pratiques et inquiètent l’industrie du livre. En effet, le modèle éditorial classique repose sur la légitimité accordée aux auteurs et aux textes par une sélection faite par les éditeurs qui garantissent ainsi une qualité littéraire aux textes publiés. Les plateformes, elles, correspondent à une économie de la donnée: la gratuité s’appuie sur la revente des données des utilisateurs et laisse de côté le critère de la reconnaissance de la qualité littéraire. Ainsi, le succès d’un texte posté en ligne tient au nombre de personnes qui le lisent.

Privilégier ces canaux de lecture revient-il à faire fi de la qualité et à souscrire à une certaine frivolité? En réalité, ce qui anime les jeunes, c’est la recherche de textes qui leur plaisent et font plus écho à leur vision du monde. Cette question se pose depuis toujours, et correspond aux enjeux soulevés par la littérature populaire. L’idéal trouvé sur les plate-formes de lecture est ainsi de mettre le lecteur au centre du processus: il choisit les textes qu’il aime parmi des millions d’histoires proposées (plus de 100 millions sur Wattpad, toutes langues confondues), classées selon des catégories qui évoluent au fil des textes publiés et qui ne sont donc pas figées.

C’est ainsi que naissent de nouvelles catégories, comme la littérature Young Adult, divisée en catégories et sous-catégories qui établissent un classement non pas prescriptif, mais dans le but de proposer aux lecteurs des textes susceptibles de les intéresser. Laurent Bazin dans son étude La Littérature Young Adult distingue deux grands genres eux-mêmes divisés en sous-genres:

- La fantasy, tout d’abord, qui continue ce genre littéraire et éditorial en le déclinant en fantasy médiévale, historique, mythique, urbaine, orientale, steampunk, et la dystopie;

- La romance, qui renouvelle le roman sentimental ancien sous l’influence de la «omance» anglo-saxonne, qui se décline en «chick-lit» (genre auquel se rattachent des romans comme Bridget Jones), «bit-lit» (dans le sillage du succès de Twilight), new romance et new adult.

Les catégories continuent de s’inventer, dès qu’un texte inclassable est posté, c’est ainsi que sont nés la «sick-lit» et les «feel-good books».

■ Lecteurs et auteurs à la fois

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Cet espace de liberté de choix s’accompagne d’un espace d’écriture dont chacun peut s’emparer, car l’on confie son texte à la communauté et non à un système éditorial sélectif. Ce fonctionnement, mettant de côté les différences sociales et valorisant l’engagement, est certainement ce qui attire le plus les jeunes: non seulement ils y sont habitués, mais ils y trouvent leur compte étant à la fois lecteurs, auteurs, critiques, correcteurs.

Depuis 2012, les maisons d’édition tentent de suivre, bien sûr, ces tendances et publient des textes postés sur des plateformes, comme ceux de Nine Gorman, créant de nouvelles collections pour les adolescents et les jeunes adultes. La fanfiction est un genre désormais pris au sérieux. Les maisons d’édition développent des bookstagrams et des booktoks et investissent ainsi les lieux numériques de la jeunesse. Les influenceurs littéraires sont eux aussi très écoutés.

Où sont les jeunes, alors, en ce qui concerne la lecture et la littérature? Là où on ne les attend pas. Dans le Nouveau Monde, celui du troisième millénaire. La société est tiraillée entre l’envie de les ramener au système ancien, fondé sur le livre, papier de préférence, et la nécessité de les suivre dans ces nouveaux espaces de co-écriture. Cependant, au-delà de questions sociétales, cette culture libre et partagée soulève aussi des questions juridiques et financières autour du droit d’auteur.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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