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La parenthèse du néolibéralisme financier est-elle en train de se fermer?

Par Dr David Bourghelle | Edition N°:6417 Le 23/12/2022 | Partager

David Bourghelle, Maître de conférences en finances, membre du laboratoire LUMEN, de l’Université de Lille

La longue séquence de libre circulation des capitaux et de déréglementation des systèmes financiers, ouverte au début des années 1970-80 sous l’impulsion nord-américaine, britannique puis européenne, va-t-elle prochainement toucher à sa fin?

Ce processus de libéralisation et de financiarisation de l’économie, qui s’est considérablement étendu durant les décennies suivantes, avait déjà failli marquer un coup d’arrêt après la grande crise immobilière et bancaire de 2007-08. Beaucoup ont alors cru alors qu’en raison des dégâts économiques (la grande récession) et de l’immense gâchis de capital provoqué par le séisme financier, la parenthèse néolibérale allait se refermer, tant il était devenu vital d’en finir avec ce que le président Nicolas Sarkozy qualifiait à l’époque de «dérives du capitalisme financier». Quinze ans plus tard, rien de tel n’est arrivé, évidemment…

Croyance persistante…

Lors de cet épisode, le pragmatisme des banques centrales et des États avait permis d’endiguer, à coup de milliers de milliards, les risques d’illiquidité et d’insolvabilité des systèmes financiers. Il fallait, à juste titre, assainir les bilans bancaires en les délestant de leurs actifs sans valeur pour éviter le chaos de l’activation d’un risque systémique.

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Depuis la crise de 2007-2008, les banques centrales, comme la Fed aux Etats-Unis, endossent un rôle de plus en plus politique (Ph. AFP)

Le G20, notamment celui du sommet de Washington du 15 novembre 2008, avait certes pointé du doigt la responsabilité des insuffisances comptables, de l’opacité de certains produits de titrisation, des malversations diverses, de la défaillance des agences de notation ou encore des politiques monétaires permissives dans l’éclatement de la crise. Quelques processus de (re)réglementation avaient ensuite été initiés… Mais globalement, la croyance en l’efficacité des mécanismes de marché dans l’allocation du capital n’a jamais été ébranlée, ni même véritablement remise en question. Or, cette croyance constitue le fondement même du système néolibéral de régulation par le marché qui s’est déployé depuis plus de 40 ans. Elle repose sur l’idée hayékienne selon laquelle toute l’information nécessaire à la prise de décision économique est contenue dans les prix.

Ainsi que le rappelle l’économiste André Orléan, dans ce cadre conceptuel:«Chaque agent n’a qu’une connaissance locale, limitée à son environnement, et il revient aux prix d’agréger toutes ces informations locales pour produire une vision globale cohérente.» La version moderne de cette théorie des prix a été développée dans les années 1970 et est connue sous le nom d’hypothèse d’efficience des marchés financiers. La concurrence qui y règne et les vertus autorégulatrices dont les marchés seraient dotés y produiraient de «justes prix», constituant des signaux fiables pour les investisseurs.

Mis en compétition, ces derniers seraient capables d’évaluer objectivement les risques et de faire converger les prix de marché vers leur valeur fondamentale (efficience informationnelle) et ainsi de garantir une allocation optimale de l’épargne (efficience allocative). Cette conception néo-hayékienne a offert un fondement idéologique et une puissante légitimation au processus de déréglementation financière.

… mais fausse

Or, l’histoire économique de ces quarante dernières années montre que les marchés financiers ne sont pas autorégulateurs. En situation d’incertitude radicale sur le futur, le principe selon lequel les actifs financiers seraient dotés d’une valeur fondamentale, identifiable ex ante, et dont le prix serait un bon estimateur, n’est plus tenable. Même si tous les investisseurs disposent, à un moment donné, d’un même ensemble d’informations, rien n’assure qu’ils partagent pour autant le même modèle d’interprétation des fondamentaux. Chacun se détermine alors, non pas à partir de son estimation de la valeur fondamentale, mais à partir de ce qu’il pense que les autres vont faire.

Les prix de marché ne font alors que traduire des conjectures sur l’avenir, des scénarios parmi d’autres, par nature instables car reposant sur des croyances collectives versatiles. En l’absence de valeur d’ancrage, les investisseurs s’accrochent à des opinions instables et des croyances autoréférentielles. Selon l’ingénieur et philosophe Jean-Pierre Dupuy: «Les rumeurs les plus absurdes peuvent polariser une foule unanime sur l’objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l’action de tous les autres».

Dans ce contexte, les bulles spéculatives (ces dynamiques mimétiques soutenues par telle ou telle opinion sur un futur hypothétique) se succèdent et explosent à chaque retournement de la croyance dominante (bulle Internet, bulles immobilières, des matières premières et marchés énergétiques, bulles obligataires, des cryptoactifs, etc.). L’identification d’un nouveau point d’équilibre (un prix plancher) peut donc s’avérer durablement hors de portée de marchés qui échouent à produire la moindre évaluation. Le système des prix peut disparaître et l’intervention d’un acteur extérieur (banque centrale et/ou autorités publiques) est dans ce cas seule à même de fournir un cadre exogène de valorisation susceptible de stabiliser les projections.

La volatilité financière trouve ici une explication rationnelle. Elle ne peut plus être perçue comme une anomalie, fruit de l’irrationalité collective. Elle doit au contraire être comprise comme la résultante de l’instabilité intrinsèque du processus d’évaluation en vigueur sur les marchés, instabilité que quatre décennies de financiarisation ont déployée à grande échelle, y compris sur l’immobilier ou les matières premières alimentaires, minérales et énergétiques.

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La volatilité financière doit être comprise comme la résultante de l’instabilité intrinsèque du processus d’évaluation en vigueur sur les marchés (Ph. AFP)

Le retour des prix administrés?

Alors, pour faire face à ces multiples troubles financiers, sanitaires, énergétiques et environnementaux, et comme elle l’avait fait durant de nombreuses années précédant la déréglementation, la finance s’est mise à nouveau à fonctionner en grande partie à partir de prix administrés. C’est le cas en particulier pour ce qui est du coût de l’argent, les taux d’intérêt. Ainsi que l’indique l’économiste David Cayla dans son récent livre Déclin et chute du néolibéralisme (De Boeck Supérieur, 2022): «Les politiques de taux zéro adoptées dans les pays développés à la suite de la crise financière de 2008, mais surtout les pratiques non conventionnelles dites d’assouplissement quantitatif ont permis aux banquiers centraux d’intervenir directement au sein des marchés financiers et les ont transformés en véritables acteurs politiques». La hausse récente de leurs taux directeurs et l’arrêt des programmes structurels de rachats d’actifs pourraient laisser croire que les banques centrales tendent à sortir du jeu (en laissant à nouveau le champ libre aux marchés).

Cependant, elles ne prendront pas pour autant le risque d’une «volckerisation» de la politique monétaire (en référence à la politique de forte hausse des taux directeurs du président de la Réserve fédérale américaine, Paul Volcker, qui avait réduit l’inflation mais cassé la croissance). Les autorités monétaires s’accommoderont sans doute, de ce fait, d’une certaine dose d’inflation. Elles n’hésiteront pas non plus à faire preuve d’interventionnisme en cas de tensions sur le financement de l’économie notamment, continuant ainsi, sans doute longtemps, à soustraire les taux d’intérêt à l’arbitrage des marchés financiers.

                                                      

Choix politique

Mais il nous faut maintenant aller au-delà. Face aux crises sanitaires, environnementales et sociales, il devient indispensable de sortir également l’énergie, les matières premières, métaux, minerais, l’immobilier, les liquidités, les épargnes retraites et les financements des entreprises de la sphère d’influence des marchés financiers (et donc de les soustraire aux logiques d’optimisation des couples rendement/risque inhérentes au paradigme de la valeur actionnariale).

Sans pour autant revenir forcément à un système de prix entièrement contrôlé par les puissances publiques, tel qu’elles le pratiquaient avant la déréglementation (système nationalisé de crédit, taux de change fixes, secteurs publics des transports, de l’eau et de l’énergie, régulation collective des salaires, prix régulés des matières premières agricoles…), cela suppose d’avoir recours à des logiques d’évaluation alternatives à celles des marchés (promues par les États, collectivités publiques, structures de l’économie sociale et solidaire, secteur associatif, ONG, assemblées citoyennes locales), et donc de promouvoir, sous une forme ou sous une autre, une socialisation du système de régulation des prix.

Cela passera également par une extension des prérogatives des banques centrales en matière de financements de projets verts, le verdissement de la réglementation prudentielle, la refonte les circuits de financement de l’économie et des États, voire la socialisation de l’investissement et du crédit. Ce choix politique est vital si nous voulons faire face aux crises énergétiques et sanitaires à venir et nous engager clairement dans le financement de la rupture écologique et sociale dont nous avons cruellement besoin. Ce faisant, nous en profiterions alors pour refermer définitivement la parenthèse du néolibéralisme financier.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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