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Tunisie, vers un bonapartisme libéral?

Par Dr Mohamed KERROU | Edition N°:6093 Le 15/09/2021 | Partager

Mohamed Kerrou est professeur de sciences politiques, Université de Tunis El Manar (Ph. Privée)

Comment qualifier le moment historique par lequel passe actuellement la Tunisie sinon par le recours au concept universel de bonapartisme, qui désigne le gouvernement d’un État républicain et centralisé, dirigé par un chef concentrant tous les pouvoirs entre ses mains?

Au-delà des jugements de valeur amenant à prendre parti pour ou contre tel ou tel type de gouvernement, la tâche des intellectuels critiques est de produire une théorie politique à même de «s’élever au-dessus de la banalité […] et de penser avec les grands auteurs». De ce point de vue, trois éléments plaident en faveur d’une analyse théorique de la séquence tunisienne actuelle en termes de moment bonapartiste: le tournant historique du 25 juillet 2021; le besoin irrésistible d’un leader; et l’interrogation à propos d’un éventuel retour à l’autoritarisme, sur un modèle s’inspirant partiellement de l’Égypte de Sissi. L’histoire retiendra cette date symbolique qui a permis d’écarter du pouvoir les islamistes et leurs alliés qui avaient, durant 10 ans, mené le pays vers la déroute financière, politique et morale.

La raison invoquée pour le gel des activités du Parlement ainsi que le limogeage du gouvernement est celle de «péril imminent menaçant les institutions de la nation et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics» (Article 80 de la Constitution de 2014). Aucune force politique issue des partis ou de la société civile n’aurait pu déloger les islamistes des positions privilégiées qui ont permis à leurs élus d’exercer leur domination, au prix du délitement de l’État et de l’éclatement d’un lien social mis à mal par la cherté de la vie et la montée de l’insécurité.

Dans ce contexte, le subterfuge conjoint de l’État et de la société, dont la résilience est profondément ancrée, fut de recourir à un «coup de force», en se référant à l’article 80 pour neutraliser les menaces encourues par l’édifice étatique et l’ordre social. Cet épisode ne peut pas être qualifié de coup d’État puisque le maître d’œuvre du tournant historique – le président de la République – est un personnage civil disposant d’une forte légitimité électorale et que cet épisode s’est déroulé sans effusion de sang.

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Le président Saïed (en bout de table) annonce à la télévision la dissolution du Parlement et la destitution du Premier ministre Hichem Mechichi, le 25 juillet 2021, depuis le palais de Carthage, à Tunis (Ph. AFP)

Les arrestations qui ont eu lieu et se poursuivent portent uniquement sur des affaires de malversations ou d’agressions. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Par exemple, la production de phosphates a repris, à la suite de l’arrestation ordonnée par la présidence des responsables des 10 ans de blocage de ce secteur, dont un député connu pour sa responsabilité personnelle dans cette affaire. Aucun homme politique n’a été jusqu’ici arrêté pour ses convictions politiques et idéologiques – plusieurs députés affirment avoir été interpellés pour ces raisons, mais leur arrestation est en réalité consécutive à des plaintes pour des agressions et insultes à l’encontre des forces de sécurité. De plus, les islamistes parlent librement dans les médias et dénoncent le «coup d’État» sans être inquiétés. Ils ne sont pas les seuls à verser dans cette thèse, qui est également développée par nombre de juristes et d’intellectuels de l’opposition libérale. Sur ce plan, l’islamisme trouve des alliés objectifs en dehors de son champ de cooptation et d’influence.

Cependant, nulle part ailleurs, les représentants de l’islamisme n’ont été écartés avec autant de tact politique. En cela, le pays sert toujours de laboratoire pour les nouvelles expériences, hier comme aujourd’hui. Parce qu’elles se réfèrent à la légitimité plus qu’à la légalité, les mesures du 25 juillet 2021 constituent un tournant plus important que celui du 14 janvier 2014 ayant permis de mettre fin au régime policier de Ben Ali. Bref, la Tunisie est en train d’écrire une nouvelle page de son histoire, en accueillant un changement politique substantiel, soutenu par une majorité absolue de l’opinion publique nationale qui a fêté, dans la liesse populaire, l’acte d’émancipation collective qu’est la clôture officielle de la parenthèse islamiste.

Depuis la déposition de Bourguiba par le général Ben Ali en 1987, le peuple tunisien est devenu comme «orphelin» d’un chef qui préside à sa destinée. Telle est la perception collective découlant d’un imaginaire historique dominé par la figure du «chef juste» – figure équivalente au niveau symbolique à celle de «l’émir» ou de «l’imam juste» en islam. C’est dans ce sens que la mémoire du bourguibisme fut réactivée lors du règne de la « Troïka » (2011-2014) – c’est-à-dire la coalition au pouvoir durant cette période, au sein de laquelle des libéraux tels que le Congrès pour la République de Moncef Marzouki ou le parti Ettakatol de Mustapha Ben Jaâfar côtoyaient les islamistes d’Ennahdha. Ces derniers dominaient largement ladite coalition, et imposèrent un discours et des pratiques néo-salafistes en rupture avec le style de vie national dit «tunisianité» – ce mélange de pragmatisme, de compromis et de «joie de vivre».

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Manifestation favorable au président Saïed devant le Parlement à Tunis, le 25 juillet 2021 (Ph. AFP)

À cela s’ajoute une généralisation de la corruption durant les dix dernières années qui créa l’anomie au sein d’une société dominée par l’idéologie de l’égalitarisme alors même qu’elle assistait, impuissante, à la montée du favoritisme et de l’enrichissement illégal des nouveaux dirigeants. D’où la demande pressante d’un homme fort qui soit capable d’instaurer l’ordre et la sécurité. C’est à ce titre que le candidat «outsider» Kaïs Saïed fut élu comme président puis acclamé, lors de son discours du 25 juillet, comme étant le héros national, l’homme providentiel.

L’anti-parlementarisme ambiant n’est que l’expression de la nostalgie d’un État fort et d’une identité structurante du lien social. L’émergence d’un chef charismatique résulte, comme l’a montré Max Weber d’une relation sociale ayant des traits spécifiques, à savoir la reconnaissance du charisme par les gouvernés, l’imposition de nouvelles règles juridiques et une communautarisation émotionnelle dont la cohésion découle d’un attachement personnel au chef et à ses proches.

De facto, la Tunisie est engagée de plain-pied dans la (re)production du pouvoir d’un chef charismatique, en tant que réponse à l’incapacité des groupes politiques d’assurer le commandement et l’autorité nécessaires à la survie de l’ordre social.

                                                                 

Retour à l’autoritarisme vs république libérale

La concentration des pouvoirs entre les mains d’un président plébiscité par le peuple est de nature à provoquer le retour à l’autoritarisme, selon des analystes critiques des mesures du 25 juillet. Le prolongement de l’état d’exception pourrait transformer l’État de droit en un État de police, voire d’arbitraire.
De telles craintes pourraient être justifiées s’il n’y avait pas eu le formidable acquis démocratique de la révolution libérale de 2011 qui a réussi, au terme d’une dizaine d’années, à instaurer une sphère publique de débat et d’exercice des libertés. Phénomène remarquable, les institutions de l’État sont empreintes de continuité malgré les changements opérés au niveau de l’exécutif, aussi bien en 2011 lors de la «révolution de la dignité» qu’en 2021, à l’occasion des mesures présidentielles. Un des secrets de cette continuité, c’est que l’armée se veut républicaine et au service du pouvoir civil, et non l’inverse. À la différence de l’Égypte, la Tunisie n’est pas une société militaire et il existe un équilibre politique assuré par la société civile dont le pivot est la Centrale syndicale, partenaire social privilégié de l’État et acteur incontournable de la gouvernance. Ce phénomène est unique dans le monde arabe. Il y aurait besoin de rappeler, concernant le moment bonapartiste partagé par les deux pays phares des révolutions arabes que sont l’Égypte et la Tunisie, la différence entre le bonapartisme autoritaire et le bonapartisme libéral. En témoigne, toutes proportions gardées, le vécu français au cours du Second Empire (1852-1870) et lors du retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958. En restaurant l’autorité de l’État face à l’anarchie parlementaire rejetée par le peuple dans sa majorité absolue, le président Saïed se veut, en tant que figure de leadership, plus proche de De Gaulle que de Napoléon III. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il reprit récemment à son compte un fameux mot de De Gaulle:
«Ce n’est pas à cet âge que je vais commencer une carrière de dictateur».
L’espoir est que le changement opéré ne se déroule pas selon le schéma hégélien où les grands faits de l’histoire universelle adviennent deux fois; la première fois comme une tragédie et la seconde fois comme une farce, selon la formule de Karl Marx. Cet espoir se nourrit de l’existence d’une société civile structurée et du rôle décisif des femmes dont la première dame – juge de fonction – est une illustration éloquente.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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