Emmanuel Fourmann est chargé de recherche, Agence française de développement (AFD)
À l’échelle planétaire, les messages d’alerte se multiplient quant au déclin de la diversité biologique des espèces. Une crise qui touche les habitats et les pools génétiques et qui résulte de la dégradation des écosystèmes, ces lieux où le vivant interagit avec son environnement. 75% des milieux terrestres et 40% des milieux marins sont touchés. Un million d’espèces sont menacées d’extinction dans le monde. Une étude menée en 2023 par les experts de l’AFD et de l’Observatoire du Sahel et du Sahara (OSS) confirme cette dégradation écologique en Afrique, avec des zones particulièrement préoccupantes dans le nord-ouest et le sud du continent, ainsi que dans plusieurs régions de Madagascar. Mais pour parvenir à cette conclusion, il faut d’abord se mettre d’accord sur les bonnes façons de mesurer la perte de biodiversité, une question loin d’être triviale.
Afrique: une biodiversité remarquable
Avec plus de 50.000 espèces végétales, 1.100 espèces de mammifères (dont près de 200 variétés de primates), environ 2.500 espèces d’oiseaux et une riche diversité d’amphibiens et de reptiles, l’Afrique abrite des écosystèmes variés. Elle compte également huit des 34 «réserves critiques de biodiversité» listées en 1989 par Conservation International, telles que la forêt côtière de l’Ouest africain ou l’ensemble formé par Madagascar et les îles de l’océan Indien.
Au-delà de son rôle fondamental dans le fonctionnement et la résilience des écosystèmes, la biodiversité est le socle de la subsistance et de l’existence des communautés humaines. Et notamment celles des ménages ruraux pauvres, qui dépendent très directement des écosystèmes. Comment mesurer cette érosion de la biodiversité?
Une méthode pour mesurer la dégradation écologique
En 2022, l’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS) a compilé selon la méthode ENCA les informations provenant de bases de données internationales selon une approche développée sous l’égide de la Convention pour la diversité biologique. Cette méthode ENCA a été mise en œuvre par différentes équipes (WWF, UICN, Université d’Antananarivo, OSS) dans différentes zones et pays (Afrique, Amérique latine, Asie, France), ce qui a permis d’en apprécier la faisabilité, l’intérêt et la fiabilité.
Les comptes ENCA utilisent une unité non monétaire, l’ECU (Ecosystem Capability Unit, unité de capabilité écosystémique), qui a un statut comparable à celui de la «tonne-équivalent CO2» dans la comptabilité du carbone: c’est une valeur conventionnelle virtuelle permettant de quantifier les responsabilités des divers acteurs économiques. Pour chaque écozone, s’appuyant sur les données consolidées provenant d’une quarantaine de bases de données internationales en accès libre, les comptes ENCA intègrent la mesure du carbone organique de la biomasse et du sol, de l’eau et de l’intégrité de la biodiversité. De quoi fournir un indicateur synthétique de la «capabilité écosystémique totale» locale (ou CET), définie comme le potentiel des écosystèmes à fournir des services au cours du temps et à se renouveler durablement.
Les comptes AfrikENCA couvrent ainsi le continent africain et l’île de Madagascar, de 2001 à 2020 et à l’échelle de 200.874 zones écologiques (écozones) d’une taille d’environ 12 x 12 km, agrégées par bassins versants. La diminution de la valeur en ECU du CET d’une écozone reflète donc une détérioration de son capital naturel. Si elle est stable ou s’améliore sur une période assez longue, c’est le signe du bon état probable de l’écosystème. On peut additionner la CET des écozones, lesquelles peuvent être regroupées selon une approche écologique (bassin versant, aire protégée, corridor écologique) ou administrative (commune, district, pays, région).
Forte dégradation
Ces comptes ont déjà permis d’offrir un regard sur l’évolution de la couverture forestière, sur les aires protégées abritant des espèces menacées, sur la dynamique des écosystèmes au sein de la Grande muraille verte et sur les enjeux du stress hydrique affectant l’Afrique du Nord. Tandis que la population en Afrique a crû de 35% entre 2010 et 2019, la production a quant à elle augmenté de 40% et le revenu moyen par tête est resté assez stable, avec des gains modestes (+5% en 2019 par rapport à 2005) probablement effacés par la pandémie de Covid-19.
Sur la même période, la CET par habitant a fortement décru (-30%), ce qui signifie à la fois une perte de ressources pour les populations dont les moyens d’existence sont très dépendants des services écosystémiques et une dégradation du potentiel des écosystèmes à se maintenir, à s’adapter au changement climatique et à fournir des services à l’avenir. Ce constat rejoint celui formulé en 2021 par un rapport indépendant sur l’économie de la biodiversité.
60% des écozones en situation «non soutenable»
La CET de certaines écozones baisse continûment sur les quinze dernières années (de 2005 à 2019) et de façon accélérée sur les cinq dernières années (2015 à 2019), indiquant une dégradation des écosystèmes liée notamment à leur surexploitation. Ces écozones en dégradation écologique «continuelle» sont qualifiées de non soutenables et cela pose la question de l’avenir des 750 millions d’Africains qui y vivent. Plus de 60% des écozones sont en situation non soutenable et, dans la base AfrikENCA, 36% (un tiers!) ont perdu plus de 10% de leur capabilité écosystémique totale sur les cinq dernières années. Par contraste, les autres écozones sont réputées soutenables. Mais sur les 200.874 écozones du continent, elles ne représentent que 39%.
La carte ci-dessous montre la proportion des écozones soutenables dans chacun des sous-bassins versants. Les zones les plus rouges sont composées à plus de 90% d’écozones en situation non soutenable, caractérisant un risque pour la croissance économique. À l’inverse, les zones les plus vertes abritent peu d’écozones non soutenables. Cette première vue d’ensemble montre l’étendue du problème, la disparité des situations et les zones où des investigations doivent être poursuivies, afin d’affiner l’analyse et confirmer par des études de terrain, le lieu, les causes et l’intensité de la dégradation écosystémique constatée.
Des populations rendues vulnérables
En croisant avec les données spatialisées de production et de population, on observe que les écozones non soutenables concentrent 55% du PIB de l’Afrique et 57% de sa population. On peut légitimement s’interroger sur l’avenir à moyen terme de la production, notamment agricole, au regard de l’évolution du capital naturel qui le sous-tend plus ou moins directement, et par extension sur l’avenir des communautés elles-mêmes. Pour les populations pauvres et rurales qui dépendent fortement des ressources naturelles, leur exposition aux risques environnementaux est forte et leur vulnérabilité s’accroît. Plus de 750 millions de personnes vivent ainsi sur des écozones non soutenables, dont 157 millions dans des écozones en très forte dégradation écologique (perte de capital naturel supérieure à 25% depuis 2015).
En filigrane, on peut imaginer que les populations habitant dans des écozones en voie de dégradation importante vivront moins bien et devront à terme migrer vers d’autres lieux. Ces résultats montrent qu’un travail important s’annonce pour adapter les territoires et les économies, pour tenter de ralentir leur «désertification» écologique et économique. Or, les décisions économiques continuent à être prises sur la base d’analyses qui n’intègrent pas les limites biophysiques des écosystèmes et leur résilience.
Mesurer l’état des écosystèmes – une préoccupation qui anime économistes et écologues – est effectivement loin d’être simple. Pourtant, les premières applications d’outils de comptabilité environnementale (comme ENCA) montrent qu’ils peuvent fournir des analyses intégrant les limites biophysiques des écosystèmes. S’ils sont bien évidemment perfectibles, ces outils peuvent permettre d’éclairer les acteurs concernés – gouvernements, société civile, entreprises et institutions financières – et peuvent contribuer à inventer de nouvelles politiques publiques conciliant les dimensions économique, sociale et environnementale dans une perspective de soutenabilité forte.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation